Beyrouth, Musée Sursock, 8 septembre 2017
Yasmina Filali Présidente-fondatrice, Fondation Orient-Occident
Le regard que je porte sur mon travail à la Fondation Orient-Occident depuis 22 ans est celui d’une personne engagée sur le terrain de part et d’autre de la Méditerranée, en France, au Maroc et tout récemment en Italie. Le hasard de l’histoire subsaharienne m’a amenée a m’occuper de migrants et à m’interesser aux problèmes de l’identité. Longtemps je me suis posée la question suivante:
Comment cerner la question identitaire du migrant, de « l’autre »?
La réponse est complexe. La migration porte en elle la question identitaire, chaque homme, chaque femme ou enfant qui arrive d’ailleurs a son identité propre. Et l’identité se situe a deux niveaux : le niveau personnel ce que l’on ne partage avec personne – qui nous rend unique, indivisible, ( son nom, son corps, sa voix, ses empreintes, ses particularités, le talent qu’il peut avoir, sa trajectoire, ses choix particuliers… ), c’est étre soi par rapport aux autres. Le niveau collectif, ce qui est partagé avec autrui, avec la conmmunauté : ce puissant surmoi qui imprime ses marques sur les individus ( éducation, culture, religion, codes, comportements ).
Mais l’identité n’est pas fixe, elle est évolutive, elle peut- ou pas- s’adapter à son context initial comme elle peut ou pas s’adapter à un nouveau contexe.
Il m’importe ici de citer Amine Maalouf puisque nous sommes dans son pays, le Liban, « L’identité c’est à la fois d’où l’on vient et où l’on va », écrit-il dans « Les Identités meurtrières ». Il existe, bien entendu, des trajectoires plus ou moins difficiles, des vies plus ou moins marquées. Les migrants subsahariens qui partent de chez eux pour fuir la guerre ou la misère phantasment souvent sur les pays vers lesquels ils se dirigent. Entre “mourir” ou passer de “l’autre côté”, ils n’ont pas d’autre choix. Lorsqu’ils arrivent au Maroc, ce pays ne constitue pas pour eux un pays d’accueil mais un pays de transit. Qu’ils soient pris au piège au Maroc ou s’ils arrivent à “traverser”, il y a toujours ce point de rupture dans le parcours migratoire ; l’angoisse pour eux se traduit par cette béance, un vide terrible, une culpabilité… Où vais-je ? Qu’est-ce que je laisse derrière moi? Ma terre que j’abandonne, mes racines, mes origines, mes souvenirs, mon passé, ma famille… Sur ces questionnements viennent se greffer d’autres: Que sera mon identité future ? Sur quel socle vais-je me poser ? Que vais-je perdre ou gagner au contact de l’autre?
A la création de la Fondation, il y a 22 ans, j’ai créé avec mon équipe des centres socioculturels et de formation profesionnelle pour l’employabilité des jeunes marocains des quartiers difficiles. Un matin de 2006, sont arrivés des subsahariens par centaines dans les jardins du Siège à Rabat, suite à des affrontements survenus à Ceuta et Melilla entre migrants et police des frontières.
Deux partenariats ont accompagné la Fondation dans l’accueil des migrants et des réfugiés; l’UNHCR et la Coopération internationale. Les 7 premières années ont été difficiles, nous avons presque travaillé dans la clandestinité. Pourquoi ? La thématique de la migration venait buter contre un mur, le mur identitaire. Celui qui vient d’ailleurs, surtout s’il est noir, est mal perçu, surtout dans un contexte économique difficile. La question qui se posait à tout migrant qui arrivait était de plusieurs ordres ; comment allait-il être accueilli et que ferait-il dans un pays de transit ? Une fois le passage vers l’Europe devenait problématique une autre question s’est posée pour lui ; comment vivre dans une culture autre sans renier la sienne ? S’ensuit alors un grand sentiment de culpabilité, de trahison par rapport à sa culture d’origine par rapport aux siens, à la collectivité qu’il a abandonnée. Plus le nombre de migrants et de réfugiés augmente, plus un sentiment de méfiance s’installe du côté des populations d’accueil. Que viennent-ils faire ? N’a-t-on pas assez de mendiants chez nous, pas assez de chômeurs, pas assez de pauvres ? Ne sommes-nous pas, nous non plus, des gens qui cherchons à partir ? Qu’allons-nous perdre de notre propre identité à leur contact ? Que vont-ils nous soustraire?
« Si vous voulez que les gens s’entendent, donnez-leur à construire ensemble. »
Saint Exupéry explique comment on peut faire que les gens se rencontre durablement. Un projet commun, voilà le point de rencontre, le pont. C’est le moment où l’on s’ouvre à l’autre, c’est le moment de l’écoute. Le point de rencontre. Un projet commun veut dire aussi un rêve commun et un destin commun. Face à un projet commun, une même grille de lecture, qui fait tomber la peur et la différence. Dans toute aventure humaine, le migrant peut se construire dans son nouveau pays en participant à l’enrichissement de la communauté où il se retrouve. Il crée, devient utile, retrouve une dignité. Il devient médiateur entre deux cultures, intermédiaire entre deux identités, passeur entre deux mondes. Son apport à l’autre n’est plus point de fracture mais lien de rencontre. Construire ensemble et donner sa culture à voir, à vivre, c’est se valoriser en retrouvant les traces de ses origines. Cette reconnaissance est vitale. Elle va situer la personne par rapport aux autres, l’assoir aux yeux de la communauté d’accueil.
Deux exemples, entre autres, illustrent la parfaite réussite de notre accompagnement sur le terrain de migrants et réfugiés subsahariens. Comment faire cohabiter ensemble deux cultures différentes, parfois contradictoires, dans un espace hostile ? Comment faire accepter celui qui vient d’ailleurs en évitant de heurter celui qui le voit envahir son espace ? Pour nous, à la Fondation, la rencontre s’est faite autour d’un projet commun, celui du partage.
Migrants du Monde
Un simple atelier de broderie et de couture est devenu le symbole de l’interculturalité. Composé de Marocaines, de réfugiées et de migrantes subsahariennes, afghanes, irakiennes, syriennes ayant quitté des pays décimés par des guerres civiles ou par des fléaux économiques. Arrivées au Maroc avec, pour seul et unique bagage, la broderie de leur pays, l’atelier devient dépositaire de ce savoir ancestral transmis par ces femmes migrantes. Marocaines et migrantes se retrouvent autour d’un projet économique commun, ici encore le “construire ensemble” détermine l’intégration des unes et l’accueil des autres. A la longue, cet atelier devient pour elles un repère identitaire et un espace de sociabilité. On échange, on se parle, on lie des liens d’amitié, on devient UNE famille.
Le festival Rabat Africa
Le 20 juin de chaque année à l’occasion de la Journée Mondiale du Réfugié, la FOO organise le festival Rabat-Africa, festival de quartier avant tout pour le métissage des populations marocaines et subsahariennes afin de lutter contre le racisme, l’exclusion et l’indifférence.
Objectif :
Organisé au Maroc, terre d’Afrique et trait d’union entre les pays du Nord et les pays du Sud, le festival rend hommage aux talents africains à travers les expressions artistiques les plus variées : danses, chants, expressions corporelles, musique, mais aussi projections de films, conférences, lectures, expositions d’œuvres d’art. Un village africain, composé de huttes en terre à la manière africaine, héberge de nombreux exposants, coopératives de différentes régions afin de mettre en lumière l’artisanat local du Sud et du nord de l’Afrique. Le marché est un formidable vecteur social pour le métissage des communautés marocaines du quartier et les migrants venus d’ailleurs. Au fil des ans, toutes ces cultures, incompatibles au début, se sont fusionnées à la Fondation et on a vu émerger une identité métissée, celle de la diversité, de la mixité. Chose impensable au début, on peut voir dans la rue, des couples croisés et des unions entre migrants subsahariens et Marocaines aboutir.
On me demande souvent pourquoi je me suis intéressée à cette problématique identitaire et à la migration. Je suis confrontée de fait à la double identité.
Née en France de mère franco-italienne, je vivais en France, j’étais totalement occidentalisée jusqu’au jour où j’ai eu un appel. L’appel de ma moitié manquante, celle du monde arabe d’où est originaire mon père marocain. J’ai donc été confrontée à la double appartenance, même si cette approche n’est pas cette des migrants. En m’installant au Maroc, ma double appartenance m’est apparue problématique car il y a souvent affrontement entre deux mondes, deux cultures, deux visions. Il a fallu que je reconstruise cette identité fragmentée. Les migrants me renvoyaient l’image de moi-même ; celle d’une identité non aboutie et qu’il fallait, comme eux, construire avec l’autre moi-même. La violence qui accompagne cette re-construction identitaire est difficile. Une identité non comprise, non acceptée, implique des lignes de fractures parce que le regard de l’autre est juge ; il vous enferme ou vous libère, il peut vous accepter ou vous rejeter.
J’en ai fait l’expérience en France et j’ai pu vivre cette problématique lorsque j’ai travaillé avec les jeunes des banlieues difficiles, à Paris et à Meaux où les jeunes étaient effectivement traversés par des lignes de fractures culturelles, religieuses, identitaires et sociales. Enchainés à une culture et à une identité aléatoires ; celles des parents, marginalisés dans les structures du pays qu’ils considèrent comme le leur, ils se voient comme doublement victimes d’où ce besoin de se sentir une « appartenance » solide. La seule, à proximité, est celles des parents. Il ne faut donc pas s’étonner si les jeunes français d’origine maghrébine se réfugient dans les mosquées, seul lieu qui leur procure, dans une incompréhension totale du religieux, une certaine incohérence identitaire.
Or, avec le temps, les migrants se sont installés, ont fait venir femmes et enfants, ont en eu d’autres sur le sol européen et les générations d’immigrés se sont succédées, créant ainsi des communautés à part, vivant entre elles dans des quartiers identifiables où la culture et l’identité d’origine reprenait le dessus, étouffant la culture et l’identité du pays d’accueil. La religion, comme ciment communautaire, recouvrait son droit de cité. La tolérance et le laxisme ont fait le reste. C’est, d’ailleurs, pour cette raison qu’aujourd’hui encore, l’Europe peine à se mettre d’accord sur une politique d’immigration commune. Sans vision et sans projet commun, la migration devient une menace pour l’Union qui risque de s’effondrer en s’enfonçant dans l’insécurité et la violence.
Et la Méditerranée dans tout cela ?
Qu’en est-il du rôle de ce carrefour civilisationnel que la région a joué dans le progrès de l’humanité quand la migration était source de développement, d’enrichissement mutuel par les échanges commerciaux, culturels, sociaux, architecturaux, scientifiques, de savoir-faire artisanaux et artistiques etc. ? Serait-elle devenue, avec le temps, un pôle de peur et de désespoir, de folie et de mort ? La mer méditerranéenne ne serait-elle plus qu’un cimetière sans fond pour ceux dont l’espoir a été assassiné par les criminels de guerres ou les scélérats de la politique ? La traversée reste aléatoire, tributaire de la fatalité. Ou elle s’ouvre devant ceux qui fuient pour se heurter à l’incompréhension et au racisme, ou alors elle se referme sur eux et c’est la fin d’un parcours, d’une vie, la fin d’une illusion pour celui qui passe
comme pour celui qui meurt…
En conclusion :
Dans cette mondialisation où l’uniformisation des êtres, des choses et des comportements devient règle, où les individus perdent leur authenticité et leur particularité, chacun cherche à se singulariser dans ce monde monocorde, lisse et plat. Le renforcement identitaire vient du fait que l’époque actuelle impose une vision unique du monde ; la même culture, la même télévision, la même éducation, le même rêve. Le monde moderne ne reconnaît à l’individu qu’une seule valeur ; celle de son patrimoine bancaire. On oscille alors entre mercantilisme et dénuement. La dissonance s’invite entre les deux comme un baril de dynamite.
Alors quel futur pour le métissage ?
“ Quand la modernité porte en elle la marque de l’Autre il n’est pas étonnant de voir certaines personnes brandir les symboles de l’archaïsme. » Mais jamais les gens ont autant migré bouleversant les règles de l’intégration, les politiques de chaque pays, celles de l’Europe, les différents équilibres.
Qu’on le veuille ou non, une nouvelle identité est en marche en Europe, celle qui se construit sous nos yeux, celle que nous devrons construire ensemble. Elle est en train de se dessiner, par à-coups. Elle charrie également des migrations anciennes, musulmanes, qui se réveillent au cœur de l’Europe. Elle va subir de nombreux soubresauts encore mais on voit déjà certaines villes du Sud de l’Italie, de l’Espagne, devenir un tiers africaine. L’identité sera plurielle et la diversité sera notre plus difficile apprentissage. Les nouvelles voies de communication, la technologie donneront de nouvelles grilles de lecture et porteront en elles de nouvelles exigences.
Si l’identité c’est aussi là où l’on va comme le dit Amin Maalouf, elle aura à se forger dans la multiplicité.